Pour un luthérien comme moi, la réponse devrait a priori être quelque chose comme : Dieu nous rend juste et nous sauve par grâce, et non par notre mérite, par nos bonnes œuvres. Cette affirmation constitue le centre de la pensée de Martin Luther. C’est d’elle que découle tous ses combats. D’après lui, cet article « affermit ou fait tomber l’Eglise ». L’importance de cette affirmation est fortement marquée dans la liturgie de nos cultes par la demande de pardon suivie de l’annonce de la grâce. Mais cette annonce de la grâce nous touche-t-elle toujours autant aujourd’hui ?
A l’époque de Luther, cette affirmation avait un potentiel libérateur incroyable. Les chrétiens étaient très préoccupés par leur salut, ils vivaient dans la peur de devoir un jour rôtir dans les flammes du purgatoire ou de l’enfer. Cette crainte était instrumentalisée par l’Église pour assoir son influence et soutirer de l’argent aux fidèle (ce sont les fameuses indulgences). Dans ce contexte, l’annonce de la grâce touche en plein cœur et libère de l’esclavage de la peur.
En est-il de même aujourd’hui ? L’affirmation de la justification par la foi en vertu de la grâce a-t-elle une portée si intemporelle et universelle que le croyait Luther ?
Il est vrai que cette affirmation touche à un problème universel, celui de la culpabilité. D’après le philosophe Vladimir Jankélévitch, la mauvaise conscience découle du fait que nous ne pouvons jamais revenir en arrière. Nous pouvons regretter un acte, mais jamais faire en sorte qu’il n’a pas été commis. La mauvaise conscience est donc inhérente à la condition humaine. Mais la culpabilité ne se vit plus et ne s’exprime plus comme au Moyen-Age.
Je me demande : les gens se sentent-ils encore coupables devant Dieu ? Dans une société sécularisée, il devient de moins en moins évident de demander pardon à Dieu pour des fautes qui affectent nos semblables, ou le monde autour de nous. Le lien entre nos fautes et le pardon de Dieu nous apparait de plus en plus artificiel. Si j’ai blessé quelqu’un, cela lui fait une belle jambe que Dieu me pardonne, et cela ne m’aide pas nécessairement à me sentir mieux. Pour que l’annonce de la grâce puisse à nouveau être parlante, il faut d’abord ressusciter l’imaginaire du jugement dernier et faire en sorte que les gens craignent à nouveau pour leur salut. De nombreuses Eglises s’essayent à cet exercice, avec – il faut bien le reconnaitre – un franc succès. Mais cela ne revient-il pas à distiller un poison pour vendre l’antidote ? Si l’on annonce la grâce de Dieu, n’est-ce pas justement pour enlever aux gens cette préoccupation par rapport à leur salut, pour qu’ils puissent vivre librement leur relation à Dieu et au monde ? Donc, si cette préoccupation a disparu, tant mieux, mission accomplie ! Nous pouvons employer notre énergie à d’autres combats.
Il y a autre chose qui a changé depuis l’époque de Luther. Aujourd’hui, nous n’aspirons plus tant à être juste qu’à réussir notre vie. Réussir sa vie, pour la plupart d’entre nous, ce n’est pas avoir une Rolex au poignet, c’est déjà parvenir à concilier notre vie professionnelle, notre vie privée et nos convictions, si possible sans s’effondrer. Pendant un temps, j’ai cru que l’annonce de la grâce était une belle réponse à la peur de l’échec. Mais de plus en plus, je me demande : cela me console-t-il vraiment d’entendre à l’église que je suis un vilain pécheur et que Dieu, dans sa magnanimité, m’offre sa grâce condescendante ? N’est-ce pas redoubler l’humiliation terrestre par une humiliation spirituelle ? Cela me console beaucoup plus de savoir que Dieu lui-même est mis en échec par ce monde injuste qui le cloue sur une croix. Et que le Royaume de Dieu advient à partir de cet échec.
Il ne s’agit pas d’abandonner la justification par la foi en vertu de la grâce, mais de lui redonner sa juste place, de renoncer à en faire le centre de toute proclamation de l’Evangile. Ce faisant, nous nous libérons de la malédiction qui consiste à répondre inlassablement à une question qui n’est plus posée. Nous pouvons ainsi nous mettre à l’écoute des questions de nos contemporains et relire les Ecritures à frais nouveau, à partir de ces questions.
Si je refuse à la justification par la foi cette place centrale, suis-je encore luthérien ? Je le suis peut-être plus que jamais, car il m’est à nouveau possible de découvrir, comme Luther en son temps, le potentiel libérateur et salvateur de la Parole de Dieu[1].
[1] De grands théologiens, tout en restant très attachés à l’héritage de Luther, explorent ainsi d’autres pistes que la justification par la foi. Gérard Siegwalt nous invite à redécouvrir Dieu comme créateur, et non seulement comme Sauveur. Jürgen Moltmann montre comment l’espérance chrétienne ouvre des horizons politiques.