La Passion selon St Matthieu de JS.Bach créée à Leipzig en 1727 a marqué les esprits par sa construction en dialogue entre deux chœurs et deux orchestres. Ce procédé avait déjà été largement expérimenté par G.Gabrieli à Venise puis par H.Schütz à Dresde au siècle précédent. Bach, dans sa monumentale Passion selon St Matthieu, va encore amplifier le phénomène. En 1724, il avait déjà époustouflé les fidèles avec son audacieuse Passion selon St Jean, innovante et hardie. Trois années plus tard, avec sa « grande Passion », le compositeur va privilégier la contemplation à l’action et développer les grandes formes, chœurs et airs.
S’inspirant du Cantique des Cantiques, le livret de H. Picander distribue des rôles allégoriques : les « Filles de Sion » (Töchter Zion) pour représenter les croyants attendant le « Fiancé » (Bräutigam), à savoir le Christ.
Le chœur d’entrée se présente comme un tableau monumental convoquant la communauté des croyants à contempler le Christ souffrant. JS.Bach réussit le tour de force à la fois de représenter une foule éplorée suivant le Christ portant sa croix et à la fois de poser la question spirituelle de fond : pourquoi Jésus est-il crucifié ? Réponse donnée : pour porter le péché du monde et apporter le pardon.
Dès les premières mesures s’ébauche un étonnant dialogue : en mi mineur, construit sur une imposante note de basse tenue et sur une pulsation ternaire obsédante. Il se développe en jeu de questions-réponses, comme une foule qui se renseigne auprès d’une autre foule pour savoir ce qui se passe. Très vite le Fiancé est identifié à l’Agneau (Lamm), celui qui va être sacrifié selon le rite de la Pâque juive. Les mots-clés patience (Geduld), faute (Schuld), clémence (Huld) sont relevés par un motif qui leur est propre chaque fois. Au fil de l’œuvre, ces trois mots-clés se révèlent comme les piliers de l’arche qui conduit de l’accusation au pardon, de la colère divine à sa clémence.
Mais Bach ne se contente pas du dialogue des chœurs, aussi élaboré soit-il. Au sein des questions-réponses surgit un troisième chœur ou plutôt une voix singulière proclamant le choral O Lamm Gottes, unschuldig (Agneau de Dieu, innocent). Il s’agit d’un chant liturgique, en l’occurrence l’Agnus Dei de la messe latine traduit et adapté par Nikolaus Decius (1523). Cette prière de repentance introduit systématiquement la Sainte Cène dans le culte luthérien, dans le cas présent elle identifie le Fiancé, donc le Christ, à l’Agneau de Dieu immolé portant le péché du monde. Ainsi, le choral s’impose comme une clé de voûte de l’édifice et confère au dialogue des Filles de Sion une dimension sacramentelle.
Pour résumer, ce majestueux portique ouvrant la Passion selon St Matthieu combine trois dimensions :
- dramaturgique avec l’élan de la foule éplorée en quête de sens
- existentielle et spirituelle avec la mise en perspective de la clémence divine en réponse à la culpabilité humaine
- sacramentelle, dans le sens où le partage du corps et du sang du Christ constitue le fondement de la communauté chrétienne.
A écouter, à voir : Bach Matthäus – Passion BWV Kommt, ihr Töchter, helft mir klagen – Herreweghe
Kommt, ihr Töchter, helft mir klagen,
Venez, les filles, aidez-moi à me lamenter,
Sehet – Wen? – den Bräutigam,
Regardez – Qui ? – le fiancé,
Seht ihn – Wie? – als wie ein Lamm!
Regardez-le – Comment ? – comme un agneau !
O Lamm Gottes, unschuldig
Ô agneau de Dieu, innocent
Am Stamm des Kreuzes geschlachtet,
Massacré sur le bois de la croix,
Sehet, – Was? – seht die Geduld,
Regardez – Quoi ? – sa patience,
Allzeit erfunden geduldig,
Toujours patient,
Wiewohl du warest verachtet.
Seht – Wohin? – auf unsre Schuld;
Regardez – Où ? – notre faute ;
All Sünd hast du getragen,
Tous les péchés tu les a portés
Sonst müßten wir verzagen.
Sinon nous aurions dû désespérer.
Sehet ihn aus Lieb und Huld
Regardez-le, hors d’amour et de grâce
Holz zum Kreuze selber tragen!
Porter le bois de la croix lui-même.
Erbarm dich unser, o Jesu !
Aie pitié de nous, ô Jésus !